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Dans le cadre d’une UEO « genres et sexualités », trois étudiant.es (Éva Aumonnier, Lucas Chabiron et Maud Garin) ont décidé de s’intéresser à l’un des premiers féminicides contemporains de masse, devenu emblématique aujourd’hui. Ils ont pu s’entretenir avec la sœur de l’une des victimes qui ont été tuées lors de cette tuerie de masse. Ce qui suit est le fruit de leur travail et de cet entretien.
1/ La tuerie : Montréal, 6 décembre 1989. Les femmes pour cible.
À Montréal, le 6 décembre 1989, s’est déroulée l’histoire tragique connue sous le nom de massacre de l’École Polytechnique. Ce jour-là, un homme armé, Marc Lépine, a pénétré dans l’établissement. Il a ciblé délibérément des femmes, les séparant des hommes dans une salle de classe et ouvrant le feu sur elles. 14 décès et 13 blessés ont été recensé.es, dont l’auteur des faits, qui s’est suicidé une fois son acte commis. La haine envers les femmes et le féminisme a été à l’origine de cette tuerie. Marc Lépine a laissé une lettre, où il exprimait sa haine profonde envers les femmes, qu’il accusait de l’avoir empêché d’être ingénieur en prenant les places des hommes dans les concours d’écoles d’ingénierie, auxquels il avait échoué. Le Canada a été profondément choqué par ce meurtre de masse. Cela a, par la suite, suscité des discussions sur la violence armée, le féminisme et les inégalités de genre dans la société.
2/ La victime et sa sœur.
Parmi les victimes du massacre de l’École Polytechnique se trouvait Maud Haviernick. Maud était étudiante dans cette école et avait choisi de poursuivre ses études en Génie, un domaine où les femmes étaient minoritaires à cette époque. Nous avons eu un entretien avec sa sœur, Sylvie Haviernick. La perte de sa sœur, dans un événement aussi atroce, l’a grandement sensibilisée à la réalité des violences faites aux femmes, mais l’a aussi poussée à s’engager activement et à utiliser sa voix en faveur de cette lutte, afin de plaider en faveur de politiques visant à prévenir de telles tragédies à l’avenir, et de sensibiliser le public à cette question. Nous avons ainsi contacté Sylvie. L’échange que nous avons eu avec elle a été, pour nous, une réelle source d’inspiration. Mais il a aussi été un moment très émouvant face à cette femme, qui a su utiliser sa douleur pour la transformer en quelque chose de beau et d’utile pour l’avenir de la société.
« Si on n’écrit pas l’histoire, l’histoire se répète. Si on ne dénonce pas la violence, la violence prend racine et se répand. »
1/ Le parcours de Sylvie Haviernick, femme endeuillée et militante
Éva Aumonnier : Comment qualifieriez-vous votre féminisme et votre militantisme avant la tuerie de Polytechnique ? Maintenant avec toutes vos expériences en tant que femme, qu’en est-il ? Est-ce qu’il y a des différences ? Votre regard sur les évènements a-t-il changé ?
Sylvie Haviernick : Avant la tuerie, j’étais âgée d’une trentaine d’années. J’étais revenue depuis peu, parce qu’après mes études, j’avais commencé à travailler dans le développement humanitaire. Je suis allée passer deux ans au Gabon comme enseignante. Quand je suis revenue, une amie m’avait dit que je devrais faire quelque chose d’important. Elle était en train de créer un centre pour femmes. J’ai alors participé à la création de cet organisme, qui se préoccupait du droit des femmes. On était à une époque où les femmes devaient se battre, dans le monde du travail, pour le droit à l’avortement et il y avait déjà beaucoup de violences conjugales. Alors, c’était mes batailles. Nous avions en particulier le souci d’apporter une aide à des travailleuses au sein d’un organisme communautaire. Quand l’évènement est arrivé, tout s’est écroulé. Ça ne prend pas beaucoup d’heures, pour que votre vie soit changée à tout jamais. Ces femmes du centre, mes partenaires, les gens du conseil d’administration, les travailleuses, les équipes ont été présentes pendant le temps où j’en ai eu besoin. Cette fois-ci, ce n’est pas moi qui pouvais apporter mon aide, c’est moi qui en avais besoin. Alors je me sentais soutenue, j’avais le droit de parler. C’est grâce à cette expérience-là que j’ai pu approfondir mon rôle, au sein d’autres organisations dans lesquelles je m’étais engagée. Ces organisations m’ont permis de pratiquer quelque chose qui me semble très important, le devoir de mémoire. Si on n’écrit pas l’histoire, l’histoire se répète. Si on ne dénonce pas la violence, la violence prend racine et se répand. Cela est la raison pour laquelle je crois en l’entraide communautaire.
En janvier 1990, Polytechnique a réuni tous les parents des 14 victimes, ce qui nous a permis de tous nous rencontrer et nous réunir. L’École se sentait gênée d’accepter l’argent qu’elle avait reçu en soutien. Elle a donc demandé aux parents ce qu’ils souhaitaient faire. C’est alors qu’ont été créées les premières bourses d’études pour apporter un appui aux femmes provenant de différentes formations.
Certains parents sont allés plus loin pour rendre hommage à leurs filles, notamment une amie à moi, Suzanne Edward. Elle s’est beaucoup investie et m’a proposé de participer à un organisme permettant de commémorer le 6 décembre, l’association du 6 décembre. Les cinq dernières années, j’ai fini par être la présidente, et la porte-parole de la Fondation. J’organisais les événements commémoratifs. À cette époque, j’étais aussi engagée pour soutenir la coalition pour le contrôle des armes. Je soutenais aussi l’émergence de centres d’hébergement pour femmes, tout en travaillant de mon côté en biologie.
2/ Résiliences familiales et individuelles.
Lucas Chabiron : Comment avez-vous trouvé le courage et la résilience nécessaires pour assumer la présidence de l’association du 6 décembre, tout en traversant le processus de deuil ?
Sylvie Haviernick : Je dirais, très simplement, que je l’ai fait par amour. C’est vraiment grâce à la force, et au souvenir de Maud. Elle est très présente dans ma vie, elle l’a toujours été. Je suis l’aînée, et Maud est née tout de suite après. Nous avions une relation fusionnelle. C’était une sœur, mais aussi une camarade de tous les temps. Maud étant la cadette, elle me demandait souvent des services, elle avait souvent besoin de moi. Nous partagions un logement pour les études, ainsi tout se faisait dans le partage. Il y avait beaucoup d’entraides, de rencontres car nous invitions mutuellement nos ami.es. Le processus de deuil a été différent pour chacun des membres de ma famille. Pendant une dizaine d’années, nous avons toujours passé le 6 décembre en famille, ainsi qu’avec Serge, qui était alors son conjoint. C’est vraiment le souvenir qui aide à trouver le courage.
Maud Garin : Est-ce que votre famille a vécu l’évènement de la même manière ou est-ce que le traumatisme a pris des chemins différents ?
Sylvie Haviernick : Je pense que les chemins ont rapidement été différents pour chacun. Laurent [le frère de Maud et Sylvie] était un jeune homme qui a beaucoup aidé Maud pour son parcours de Polytechnique. Il s’est senti comme volé. L’objectif de Maud était de travailler dans la création d’espace résidentiel, commercial etc, avec une architecture nouvelle. Elle travaillait sur les chantiers, et n’était pas respectée en raison de sa condition de femme. Un vieil ingénieur avait lui dit que si elle souhaitait être ingénieure, sans diplôme, personne ne l’écouterait et ne l’engagerait. Il lui a donc dit qu’il fallait qu’elle choisisse entre, continuer à faire de la décoration intérieure, ou aller chercher son diplôme d’ingénieure. Maud a alors décidé d’étudier afin d’entrer à Polytechnique. Sa première année d’études avait été difficile, mais elle a reçu beaucoup d’aide de la part de son mari et de son frère. La deuxième année, elle a ensuite choisi sa spécialisation en génie métallurgique. Elle souhaitait travailler dans la construction, ce choix était donc important. Laurent, cela l’a beaucoup touché parce qu’il est ingénieur. Ils ont même eu des cours ensemble. Avoir sa sœur ingénieure le touchait particulièrement.
Nadine [sœur cadette de Maud et Sylvie], sa vocation a été déterminée par Maud. Elle est en droit pour la Couronne. Elle a beaucoup travaillé pendant de nombreuses années sur un dossier très important, qui est toujours d’actualité : les agressions, notamment les agressions sexuelles chez les enfants et chez les femmes. Martine [autre sœur cadette de Maud et Sylvie], quant à elle, est restée plus silencieuse. Elle a beaucoup souffert mais n’en parlait pas beaucoup. À partir du 25ème anniversaire du massacre, lorsque leurs enfants sont arrivés, cela les a forcées à parler. Maman s’est beaucoup investie.
Beaucoup de projets se sont mis en place dans la région des Deux Montagnes [région dont Maud était originaire], une plaque commémorative dans l’école secondaire où tous les Haviernick sont allés étudier, un parc au nom de ma sœur aux Deux Montagnes. Ma mère a aussi fait partie du conseil administratif de la fondation du 6 décembre. Elle n’était jamais bien loin.
3/ « Ce n’est pas la colère qui va changer notre société, c’est la discussion ». Perspectives politiques et sociales.
La question qui va suivre a été posée des suites du visionnage de l’entrevue entre Sylvie Haviernick et Monique Lépine. Cet échange[1] met en lumière de manière poignante les conséquences dévastatrices du féminicide sur les familles des victimes. En réalité, nous constatons que Marc Lépine a fait beaucoup plus de victimes que ce qui était recensé. Monique Lépine est elle aussi victime du féminicide de son propre fils.
Éva Aumonnier : Comment parvient-on à canaliser cette colère féminine, qui est à la fois une réaction au deuil et une revendication pour la justice ? Est-ce que le pardon trouve sa place dans ce processus, notamment comme dans l’entrevue avec la mère de Marc Lépine ?
Sylvie Haviernick : Je n’ai jamais expérimenté de colère, de la tristesse profonde oui, mais de la colère, non jamais. Pourtant dans le groupe des parents et des proches, il y a eu de tous les sentiments. Je n’ai pas non plus accordé de pardon à l’auteur de l’attentat, parce que je trouve qu’il faut questionner le pourquoi. Ce que je trouvais important est, qu’il n’y ait pas de dommages collatéraux pour les proches. Le risque était de stigmatiser les personnes qui n’avaient rien à voir avec cet événement-là.
Malheureusement, la sœur de Marc Lépine est décédée. Sa vie a été totalement brisée. Elle a été complètement rejetée de la société. Monique Lépine a écrit un livre et on m’a invité à commenter le livre. On m’a proposé une entrevue avec elle. Mon cœur a bondi, j’y suis allée sans en parler à personne. Nous avons passé l’entrevue, et je pense que c’était un événement nécessaire. Je ne sais pas si cela était une forme de pardon, peut-être. Mais ce n’est pas la colère qui va changer notre société, j’en suis convaincue. C’est la discussion et faire consensus, d’avoir le courage d’exprimer ces idées.
Maud Garin : Quels changements ou mesures auriez-vous espéré voir mis en place au fil des ans pour prévenir de telles tragédies à l’avenir ?
Sylvie Haviernick : Le maintien de ce qu’on a acquis. Plus d’armes d’assaut, plus d’armes de pointe. Au Québec, on a voté l’obligation d’enregistrer les armes de chasse, et d’avoir une banque d’information, qui permet à l’autorité policière d’intervenir rapidement pour la retirer. Par exemple, si un homme est accusé d’avoir tué, surtout sa conjointe, ses enfants, et que les policiers s’aperçoivent qu’il détient une arme, on va la lui retirer. Mais il faut que cette information-là soit traçable pour qu’il y ait une action qui soit envisagée. D’ailleurs, au Canada, ça n’existe plus, il faudrait que ça soit remis en place.
Ce qui m’a mise en colère, c’est beaucoup plus le milieu politique. Pendant un temps, nous avons eu un premier ministre qui a beaucoup détruit tout le travail qui avait pu être fait pendant les 15 premières années. Je ne pardonnerai jamais à Stephen Harper. Durant le mandat de Stephen Harper, aucune loi n’a été promulguée en faveur des droits des femmes. Au contraire, le gouvernement conservateur de Harper a mis en place des mesures qui allaient à l’encontre de ses promesses électorales.
4/ Hommes et masculinisme.
Lucas Chabiron : Quelle est la place des hommes dans ces discussions et dans les commémorations ? Les normes patriarcales ont-elles influencé leur vision sur cet événement tragique ?
Sylvie Haviernick : Il y avait du travail à faire du côté des hommes. Cet événement-là a été très important afin de restaurer des changements au niveau des hommes et des femmes. Je faisais des commémorations, et au niveau des dernières années 2013, 2014, 2015, il y avait un jeune journaliste. Il m’avait dit qu’il insistait pour être toujours assigner à la commémoration. Puis, il m’avait dit : « Vous savez à chaque année je compte le nombre d’hommes, et cela va toujours en croissance. Cette année, sur la place de l’évènement du 6 décembre, il y a plus d’hommes que de femmes. Vous avez fait du beau travail. »
Éva Aumonnier : En cours, nous avons vu que certains groupes d’hommes, appelés « incels » se sont réapproprié la tragédie afin de faire de Marc Lépine, « la véritable victime », celle des féministes. Que pensez-vous du danger d’une telle idéologie masculiniste, justifiant de telles actes d’horreur ?
Sylvie Haviernick : C’est très perturbant, c’est un phénomène qui est récent. Il y a des discussions à avoir, mais ces gens-là sont particulièrement violents. Ils n’ont aucune marque de respect, même pas entre eux. Il y a une œuvre qui a été faite récemment, qui est vraiment très intéressante. Un cousin d’une des victimes, Anne-Marie Edward (la fille de Suzanne Edward), est comédien, auteur et scénariste. Jean-Marc Dalphond a été particulièrement bousculé. Il envoyait toujours un message le 6 décembre pour honorer la mémoire des filles. Puis, il a reçu un message lui disant de « se taire puis d’arrêter de brailler, d’arrêter de fomenter des discours féministes parce qu’il y a des gars qui ont de la misère ». Alors lui c’est un homme, ce n’est pas une femme. Il a commencé à chercher, à creuser et puis il a découvert le pot-au-rose. Il a été perturbé, il a vraiment eu peur. Avec son cousin, le frère d’Anne-Marie Edward, qui est un producteur de cinéma puis de documentaire, ils ont commencé à faire de la recherche. Ils ont écrit une pièce de théâtre, Projet polytechnique[2]. Cette pièce-là met en lumière, justement tous les parallèles des groupes féministes, des groupes masculinistes, incels. Il y a aussi le débat sur le contrôle des armes. Le thème de départ est la tragédie, mais ça met en lumière beaucoup d’aspect du monde des femmes aujourd’hui. Le droit des femmes est fragilisé à l’heure actuelle. La salle était pleine d’hommes et de femmes, de tous les âges et c’était très impactant.
L’entreprise artistique de Jean-Marc Dalphond montre à quel point les pratiques artistiques importent dans les parcours de résilience, en ce qu’elles permettent d’exprimer et de figurer l’inexprimable et l’infigurable. C’est pourquoi nous avons voulu intégrer cette dimension dans l’entretien, et demander à Sylvie son avis sur les productions artistiques réalisées à la suite du massacre.
Le massacre de Montréal de 1989 a été représenté plusieurs fois dans plusieurs milieux artistiques. Nous pouvons le retrouver dans la littérature, ou encore, le cinéma. Il existe de nombreuses représentations qui illustrent cette tragédie, comme des œuvres documentaires ou des films fictifs inspirés de l’événement. En 2009, Denis Villeneuve a réalisé Polytechnique[1]. Il s’agit d’un long-métrage qui retrace ce féminicide de masse, tout en dévoilant les conséquences qui lui succèdent. Dans le film, nous sommes plongés au cœur de la tuerie, et sommes témoins de tous ces crimes sexistes commis par Marc Lépine. Il nous semblait nécessaire de converser à propos des différentes représentations qui existent, en incluant cette œuvre cinématographique précise.
Lucas Chabiron : Avez-vous, vous et votre famille, eu l’occasion de voir des œuvres en lien avec le féminicide ? Si oui, quelle est votre opinion à ce sujet et pensez-vous qu’il existe des représentations inappropriées ?
Sylvie Haviernick : Jusqu’à cette date, je te dirais qu’il n’y en a aucune qui m’ait contrariée. La première fois que j’ai été abordée pour une œuvre, c’était par l’auteur de théâtre Wajdi Mouawad. J’avais reçu un courriel, il me disait qu’il était en train d’écrire une pièce de théâtre. Dans cette œuvre, Forêts[2], dans une des sections de la pièce, il parlait de Polytechnique. Il demandait s’il avait l’autorisation de le faire. Je lui avais dit “Vous n’avez pas à demander l’autorisation, c’est de la création. C’est vous qui allez décider de ce que vous allez écrire. On ne peut pas encadrer ou censurer le propos d’une œuvre.” J’ai aussi été impliquée dans l’aide du film Polytechnique. Denis Villeneuve a été partagé entre faire un documentaire et un film de fiction basé sur les faits réels, mais il voulait mettre plus de couleurs émotionnelles. Il pensait que c’était important d’avoir une touche film et il a rencontré beaucoup d’étudiants de Polytechnique. Les gens étaient très engagés dans le projet. Personne dans ma famille n’est allé le voir, moi je l’ai vu en compagnie d’une amie. Je l’ai vu aussi avec ma tante Blandine, on l’a trouvé très difficile, mais je pense que c’est une œuvre très significative. Elle décrit bien tout ce que les jeunes étudiant.es ont vécu lors de cette journée. Il y a une scène vraiment phénoménale, qui m’a touchée plus particulièrement. C’est le passage où il y a une jeune femme qui tombe au pied d’une photocopieuse. Si on remonte dans les années 80, il n’y avait pas d’ordinateur, pas de téléphone cellulaire. Quand on sort de notre classe, pour partager nos notes de cours, on photocopie puis on donne ça à nos amis. Et des années plus tard, j’ai rencontré une jeune femme, Asma, qui a été blessée lors de l’événement. La première semaine de décembre, j’étais assise avec elle dans la cafétéria. Elle m’a dit “t’as pas l’air en forme” et je lui ai dit que c’était une semaine difficile que je n’aimais pas le mois de décembre, elle me dit “moi non plus”. Asma a failli mourir ce jour-là. Alors, ce film nous a marqué.es. C’est une belle œuvre et elle était nécessaire.
Il y en a eu d’autres aussi, comme de la littérature. Il y a une dame, féministe et professeure, dans un lycée aux États-Unis, qui m’a contactée. Au début, elle devait écrire un essai. Finalement, elle a écrit un roman. Il s’appelle Dancing in red shoes will kill you[3]. C’est un roman sur l’événement de Polytechnique. Elle a modifié les noms, les lieux, mais la trame de l’histoire reste l’événement. Elle m’a demandé de lire son roman. Je l’ai fait. Il y avait tout un chapitre sur la famille Haviernick, dont elle avait changé les noms, mais dont c’était l’histoire.
Lucas Chabiron : Selon vous, quelles sont les limites de la représentation et quelle est la meilleure manière pour rendre hommage aux victimes et aux familles d’un évènement aussi tragique ?
Sylvie Haviernick : Je pense que quand on écrit une œuvre et qu’on s’attache à la vérité et aux faits, on assure un hommage. On ne pense pas que ça va dépasser les normes et les tendances. Tout ce que j’ai vu, jusque-là, est-ce que ça m’a ébranlée ? Oui, mais dans le bon sens, parce que ça fait réfléchir. S’il y avait du mensonge, si on trafiquait les faits, étant donné ma connaissance du dossier, ça viendrait me fâcher. Par exemple, réaliser un film sur les incels serait risqué, parce que l’équipe de production s’exposerait à son tour à cette haine. Un film sur le sujet serait un bon moyen de dénoncer les dangers d’une telle idéologique. Cependant, il faut faire très attention à ne pas rendre leur cause légitime en leur donnant une telle visibilité.
Lucas Chabiron : Êtes-vous favorable à un film entièrement fictif à propos de la tuerie ou privilégieriez-vous un documentaire ? Par exemple, comment avez-vous vécu la réalisation d’une œuvre cinématographique comme Polytechnique de Denis Villeneuve ?
Sylvie Haviernick : Je pense que les deux ont leur place. Le documentaire justement fait participer beaucoup de gens. Il s’appuie sur des témoignages, des témoins, des experts, ça nourrit la discussion, puis, peut-être, aussi des batailles. Souvent, le chercheur prend position, mais parfois non. Parfois, on voit des réalisateurs qui sont neutres, qui favorisent un discours de part et d’autre, ça peut être intéressant. La fiction, c’est l’émotion. C’est ce qui attire les gens sur les grands écrans. J’ai beaucoup regardé Denis Villeneuve, j’ai vu Dune[4]. Le deuxième[5] je l’ai trouvé très dur, mais c’est quand même quelque chose qui nous ressemble. Les deux ont leur place, le roman, l’essai, tous les types d’écriture ont aussi leur place.
Maud Garin : Comment vous êtes-vous réapproprié votre colère, votre tristesse, votre douleur ? Comment avez-vous pu entamer votre processus de deuil ? Avez-vous exploré des arts tels que l’écriture pour exprimer vos émotions ?
Sylvie Haviernick : Je dirais que j’ai commencé à écrire. Je n’avais pas le temps avant, mais maintenant que je suis à la retraite j’ai commencé à faire des ateliers d’écriture. Un ami m’a engagée comme bénévole, pour favoriser l’écriture chez les jeunes de 14 à 17 ans. On a organisé des concours de poésie, justement sur le lieu du meurtre de ma sœur, où j’ai rencontré des gens qui m’ont demandé quand j’allais me mettre à écrire. J’ai dû écrire beaucoup de discours, du fait de mes fonctions comme porte-parole. Jamais personne ne m’a fait dire, ou lire quelque chose que je n’avais pas écrit moi-même. Alors mon projet, pour le 35ème anniversaire, était de publier un essai. Mais la vie en a décidé autrement, parce que j’ai dû aider une amie. J’ai travaillé pendant toute une année à temps partiel, dans un centre de femmes dans ma région, ici. Puis là-bas, je vais avoir plus de temps pour moi. Alors je vais commencer à colliger toutes les informations. J’ai gardé mes textes. Il y en a beaucoup qui ont été publiés dans les journaux. J’ai l’espoir que je vais avoir l’énergie nécessaire pour mettre ça en ordre. Je pense que c’est très important de laisser une trace. J’ai un ami historien, qui a fait son doctorat, qui m’acharne et qui me demande de faire un effort pour pouvoir publier. C’est un bon guide. C’est un bon mentor. Mais il y a quand même une trace. Si un jour vous venez au Canada, il y a vraiment des traces par rapport à cet événement-là. Il y a eu un engagement. Vous m’aviez demandé si le Canada était engagé et bien oui. Les femmes au Canada, d’un océan à l’autre, se sont engagées à ce que cet élément-là ne se perde jamais dans l’Histoire du Canada. Il y a soixante-trois plaques commémoratives au Canada. La première plaque date de 1990. La Polytechnique devait refaire le pavillon des étudiants : la cafétéria. Ils ont imposé une plaque commémorative avec les noms des quatorze victimes.
Suzanne Edward a beaucoup travaillé sur le premier monument imposant. Il s’appelle « The Marker of Change », et il se situe dans la ville de Vancouver. Sept groupes de femmes de la ville de Vancouver ont ramassé des fonds, demandé des autorisations. Il s’agit de quatorze bancs, dans un parc, construits en granites roses. Au dos du banc, on trouve les noms de toutes les victimes. Il y a un parcours circulaire dans lequel on m’a demandé, et on a demandé à tous les membres des familles, d’écrire des petits mots. Nadine a envoyé les mots de tout le monde. Ici, à Montréal, dans un petit parc, les quatorze noms sont gravés dans de l’acier. Lorsque les gens arrivent, ils ont du mal à lire à cause de l’absence de lettres. Ils ont retiré les voyelles et les consonnes et pour pouvoir être capable de lire les noms, il faut se reculer, s’arrêter, respirer et là, on peut lire. Les enfants de Martine, Louis et Simone ont trouvé ça très intéressant. Toutes les universités, de toutes les provinces du Canada, qui ont un département en génies, ont une plaque commémorative. Pour eux, c’est vraiment une date importante. Il y a toujours une minute de silence pour l’anniversaire du 6 décembre.
Éva Aumonnier : Vous parliez de votre neveu Louis et votre nièce Simone, et je me posais la question, qu’est-ce-que vous aimeriez qu’il reste de l’histoire de Maud et quel message ou enseignement vous espérez qu’un événement comme celui transmettre aux générations futures ?
Sylvie Haviernick : Comme j’ai dit, lors du 25ème anniversaire, on a passé l’année à justement s’intéresser à cet évènement-là, et à tous les efforts qui ont été mis dans les parcs, et il y a eu beaucoup de développement des policiers, au niveau des armes. Les jeunes, mes neveux et nièces, ont toujours participé aux événements commémoratifs. C’est quelque chose qui fait partie des souvenirs de famille.
Je dirais que les enfants de Nadine, c’est important pour eux aussi. Et Megan [fille de Nadine] a dit à ses parents « Je sais ce que je veux faire plus tard ». Alors son père lui a répondu « Quoi ? ». Et elle a dit « Moi je veux faire comme tante Maud. » Là, ils ont tous dit « Quoi ? » Elle a dit « Oui, je veux être architecte designer. Et puis, je veux construire. » C’était clair dans sa tête. Et puis, dès l’âge de douze ans, elle a du talent. C’est surtout qu’aujourd’hui, les enfants ont accès à des outils technologiques relativement plus simples qu’avant. Elle adore la décoration. Elle adore créer. Elle dessine. Elle sait ce qu’elle veut faire. Et puis, elle a dit « Je veux aller à Polytechnique. » Pourtant, je ne pense pas que ses parents l’ont invitée à aller dans cette direction-là. Judith [la fille de Laurent] fait son doctorat en littérature féministe. Pour elle, c’était déterminant. Cela l’est aussi pour leurs amis qui les entourent. Quand on se dit en 2024, « tu es une femme et que tu ne dois pas aller à l’école ». Je ne comprends pas. Je ne peux pas accepter ça. On a une jeunesse qui est engagée. Et l’engagement se fait quand on s’instruit, quand on enseigne, et quand on raconte des histoires.
à la mémoire de Maud Haviernick
[1] [En ligne] URL : https://www.dailymotion.com/video/xbctem
[2] BOUCHER, Marie-Joanne, DALPHOND, Jean-Marc, Projet Polytechnique, Une production porte-parole, 2023.
[1] VILLENEUVE, Denis, Polytechnique, Canada, Remstar, 2009.
[2] MOUAWAD, Wajdi, Forêts, Canada, Espace Malraux, Scène Nationale de Chambéry et de la Savoie, 2006.
[3] DECKER, Donna, Dancing in red shoes will kill you, Inanna Publications, 2015.
[4] VILLENEUVE, Denis, Dune : Première Partie, États-Unis, Canada, Warner Bros, 2021.
[5] VILLENEUVE, Denis, Dune : Deuxième Partie, États-Unis, Canada, Warner Bros, 2024.
Webographie :