INTRODUCTION

D’un premier abord, le titre de cet article semblait plutôt intéressant : « Du papier au numérique, quand le livre crée des liens ». Il avait l’avantage de soulever un bon nombre de questions intéressantes sur la dimension sociale du livre, souvent oubliée lorsqu’on parle de numérique. Seulement, en parcourant l’article, on s’apercevait vite que l’auteur tombait dans des idées reçues classiques, et ne proposait pas de véritable réflexion. J’allais passer à autre chose quand, en vérifiant les sources, je me suis aperçue que non seulement l’auteur n’avait pas véritablement creusé l’actualité, et qu’en plus il déformait le propos de ceux qu’il citait. Voici donc une lecture revisitée de cet article sommaire, essayant de poser les bonnes questions.

Pour plus de clarté, on distinguera trois sortes de prêt : le prêt informel, d’un particulier à un autre, sans l’intervention d’un quelconque organisme ; le prêt associatif, par les bibliothèques ou autres, ne nécessitant pas de paiement lourd ; et enfin le prêt commercial, sur des plateformes payantes.

RÉSUMÉ DE L’ARTICLE

L’auteur commence par évoquer la remise en cause de la fonction sociale du produit culturel par les institutions : il commence par faire un sort aux DRM (Digital Rights Management), qui réduisent selon lui la lecture à «un matériel spécifique (liseuse, tablette)». Autrement dit : ils considèrent qu’on lit la tablette et pas le fichier lui-même. Ce dernier étant lié au matériel, on ne peut ni le prêter, ni le revendre. Il cite comme exemple Google Books qui, lors de son lancement en juillet 2012, précisait bien que « les lecteurs ne sont pas autorisés à vendre, louer, céder à bail, distribuer, diffuser, transférer ou céder leurs droits sur le contenu numérique à une tierce partie ».
Il évoque ensuite certaines pratiques sociales construites autour du livre papier, et qui se verraient menacées par le numérique:

 

  • Little Free Libraries : système de partage basé sur l’échange. Lorsqu’on prend un livre dans une LFL, on doit en reposer un autre à sa place.
  • Bookcrossing : laisser un livre dans un endroit public pour qu’il accède à de nouveaux lecteurs.
  • Rencontres de quartier : comme en organise l’association Circul’livre dans 11 arrondissement de Paris. Il s’agit de rencontrer des gens de son quartier pour une discussion autour de lectures partagées.
  • Biglib : un site internet qui propose de donner les vieux livres dont on n’a plus l’usage, la plupart des gens choisissent la proximité, pour pouvoir se rencontrer et faire l’échange en main propre.

 

L’auteur cite tout de même plusieurs références remettant en cause la fonction sociale du livre papier. Notamment Lorenzo Soccavo , auteur de De la bibliothèque à la bibliosphère (ouvrage 100% numérique), qui parle de «surestimation» de la fonction sociale du livre papier, en le comparant avec la tradition culturelle orale : «Depuis que nous sommes passés, il y a plusieurs siècles, de la lecture orale à la lecture silencieuse, lire est une activité solitaire, intime». Quant à Claire Bélisle , auteur de La lecture numérique: réalités, enjeux et perspectives (2004) : « Je ne pense pas que le livre numérique ait une plus ou moins grande capacité à susciter les échanges. Cela relève plutôt des faits de société qui sont pilotés davantage par le développement de l’individualisme ou au contraire par la valorisation du partage et du travail en équipe… C’est l’évolution de la société qui en décide». Enfin, Caroline Etivant , fondatrice de Biglib: «Les utilisateurs ont systématiquement des usages que les créateurs de projets n’avaient pas anticipés. Que les livres soient des fichiers numériques ou de bons vieux volumes papiers, les gens auront envie de se parler. La création du lien social ne tient pas aux outils et aux techniques mais à la nature humaine».

Cependant, il faut retenir un point essentiel : si les gens veulent s’échanger du contenu numérique, l’obstacle majeur reste ce blocage du fichier dans la machine (à cause des formats différents par exemple : chaque support possédant son propre format, non reconnu par les autres, et en changement constant). Ce qui est contre productif : un livre se fait connaître en circulant de main en main, pas en restant au même endroit, sous les mêmes yeux. L’auteur propose et rappelle alors quelques solutions déjà mises en place, comme les tentatives de normalisation des formats, au sein de la communauté numérique de la CNIL notamment, ainsi que dans d’autres projets. Il ajoute également que de nouvelles pratiques sociales vont naitre de ce nouveau support, comme l’utilisation du numérique comme moyen de communication et de partage par le biais des forums/chats et des réseaux sociaux (exemple sur Babelio.fr).

REPRISE

Certains éditeurs en France ne sont pas d’accord avec le prêt informel du livre, qu’il soit papier ou numérique. On peut citer un article radical sur le blog de l’un d’entre eux, dans lequel on peut lire:

«Lorsqu’on me parle de prêter un fichier numérique, je bondis au plafond comme si la seule motivation des lecteurs numériques ou papier, est de prêter un livre. Je me suis rendu compte en discutant avec eux qu’ils ne savent ce qu’est le droit d’auteur. Pour eux, ils considèrent que du moment où ils ont acheté un livre, ils peuvent en faire ce qu’ils veulent. Or, c’est là que la contradiction n’est pas facile à comprendre. Quand on achète un livre, on a payé du papier ou pour un fichier numérique, on ne paye pas le droit d’exploiter le travail d’un auteur et de le diffuser. De toutes façons, c’est une règle chez moi : je ne prête pas mes livres.
Les bibliothèques sont là pour ça.»

Cette personne soulève deux questions importantes : la première, sur la législation en matière de prêt en bibliothèque (un article très détaillé sur le sujet ici) et la seconde, sur la propriété du lecteur.

Tout d’abord, il faut rappeler qu’en France, la loi intervient sur le droit de prêt, de façon à ce que celui-ci n’ait pas un impact trop fort sur le marché : les bibliothèques fonctionnent ainsi. Dès lors, on s’aperçoit que la question du prêt en général renvoie immédiatement à la dimension commerciale du livre : ce dernier est en effet le fruit du travail d’une chaîne d’acteurs divers, nécessitant rémunération pour continuer à exister. Avec le numérique, nous allons vers une re-modélisation de ce système : le prêt n’est plus le même, n’a plus la même facilité technique. Depuis 2010, de nombreuses bibliothèques se sont appropriées les tablettes et leurs fichiers. Ces projets se sont avérés être salués d’un franc succès et ont révélés beaucoup de choses sur nos propres pratiques de lecture. La curiosité vis à vis du numérique a été un fort vecteur de lien social : les rencontres et les discutions au sujet de cette nouvelle façon de lire vont bon train et amènent de nouveaux intéressés à la bibliothèque. On a même observé quelques répercutions sur le plan économique : certains lecteurs ont tellement aimé qu’ils se sont offert une tablette.

 

Ensuite, notons que le numérique révèle la question pas toujours évidente de la propriété du lecteur sur son livre et son contenu. Jusqu’à présent, ce dernier achetait du papier et participait par ce biais à la rémunération des acteurs du livre, il ne pouvait pas détacher le contenu intellectuel de son support : mais avec le numérique, on achète d’un coté le support et de l’autre le contenu, on peut désormais retirer un fichier de la machine et pire, le copier d’un simple mouvement de doigt. Et maintenant que le lecteur achète à part le contenu, il a beaucoup plus de pouvoir sur ce dernier (à condition qu’il ait les connaissances techniques nécessaires): les livres en format ePub, qui est le plus courant, peuvent être directement modifiés via des applications/logiciels comme Sigil. De plus, avec les DRM et les formats, l’apparente liberté du lecteur se voit mise à mal et soumise à la condition de ses connaissances techniques. En effet, un livre numérique existe sous de multiples formes, qui malheureusement ne sont pas toujours interopérables:

  • Les formats: tout comme un fichier de traitement de texte, les livres numériques existent en plusieurs formats, ne pouvant être lu que par l’application appropriée. Heureusement, le format ePub2 est aujourd’hui la norme utilisée.
  • Les Readers: c’est à dire, les applications permettant de lire le livre numérique. Il en existe des dizaines, utilisant deux sortes de technologies différentes (ARM, WebKit): ces deux dernières ne proposent pas les mêmes fonctionnalités. Parfois l’une sera incapable de lire correctement certaines commandes tandis que l’autre ne rencontrera aucun problème.
  • Les apps: le livre numérique (surtout les albums jeunesse) peut être commercialisé en tant qu’application à part entière. Dès lors, le livre tend à se raprocher plus étroitement du jeu vidéo.
  • Les DRM: ils gèrent la question des droits d’accès aux fichiers. Lais là encore, il en existe plusieurs, qui dépendent de la provenance du fichier (Apple, Amazon, Adobe) et qui évidemment ne sont pas compatible avec un autre support que prévu.

Le numérique remet ainsi en question l’héritage du système actuel de partage du livre, fondé sur les droits du lecteur: le don gratuit (il faut que le receveur possède la bonne tablette), la liberté (soumise aux DRM), et la propriété. Cela devient un véritable obstacle à la dimension pacificatrice du prêt de livre, ce qui nous met face à une problématique d’ordre éthique, humain et déontologique, dépassant le simple aspect économique.

Notons qu’à la différence du papier, le numérique a entrainé un système de prêt payant, ailleurs qu’en bibliothèque. On peut notamment citer des projets comme Nu-book et d’autres, ou comme le géant Amazone, qui depuis 2011 autorise les possesseurs de Kindle de « prêter » leurs fichiers (à raison d’une durée limitée de 15 jours par fichier) : ils perdent leur droit de lecture (qui est unique et personnel) pendant la durée du prêt au profit d’un autre utilisateur Kindle, à la condition que l’éditeur ait donné son accord (Amazone lui verse une redevance à chaque fois que le livre est prêté). Dès lors on s’aperçoit qu’avec le numérique, la propriété devient floue, évasive et impersonnelle. On ne paie plus pour avoir l’objet, on paie un droit sur le dit objet (ici un droit de lecture). Ce qui vient bouleverser la question de la censure : on peut notamment citer l’exemple d’Amazon, qui pour interdire la lecture d’un livre, l’a tout simplement supprimé de toutes ses tablettes. En matière de censure, Apple n’est pas en reste : son logiciel de vérification a refusé récemment le livre Tchoupi part en Pique-Nique, car le mot «nique» se trouvait dans le titre (voir cet article). L’utilisateur est alors atteint dans sa propre intimité et la liberté de chacun s’en voit prendre un sacré coup. Ce prêt commercial peut être vu comme une menace pour la diversité culturelle des livres : un bon livre à prêter sera un livre à succès, et avec la logique d’actualisation (le fait que tout doit être nouveau, de la dernière mise à jour) qui règne aujourd’hui, les livres les plus prêtés seront les best-sellers et les libres de droit (qui eux seront toujours gratuits). Ainsi, cette nouvelle pratique interroge l’avenir du livre en matière de qualité : rappelons l’exemple d’Amazone, qui utilise le succès de certains livres (comme faisant partie de la liste des meilleures ventes du NY Times) en tant qu’argument de vente.

CONCLUSION

Le système de prêt en France n’est pas encore très développé, mais va selon une croissance exponentielle. A partir du moment où les «Big Six» (les six gros groupes d’édition) s’y lanceront, on doit s’attendre à de gros changements dans nos propres pratiques sociales autour du livre. Cela inclut des modifications sur la question des DRM qui restent toujours aussi problématiques, et plusieurs tendances apparaissent déjà:

  • Le Watermarking, qui consiste à faire une page «copyright», signalant au lecteur les droits de l’auteur sur son œuvre en rappelant la loi. Cette pratique s’appuie sur le bon sens et le respect de l’utilisateur, mais reste une protection d’apparat.
  • Les DRM chrono-dégradables : nous n’achèteront plus un livre, mais un simple droit d’accès à son contenu, ce qui renverse notre conception de l’objet livre et de son contenu. Qu’est-ce-qu’une œuvre? L’objet qu’on tient dans la main ? Le contenu intellectuel?

Dès à présent, de nombreux projets en matière de partage commencent à poindre ça et là, surtout par le biais du web. On peut citer l’affaire de LendInk, un site qui propose de mettre en relation les utilisateurs Kindle via une plateforme unique. Mais en 2010 des auteurs, y voyant une forme de piratage (alors que rappelons-le, Amazone paie l’éditeur en cas de prêt), et se sont organisés pour faire fermer le site (voir cet article). Le caractère universel et la folle vitesse du web 2.0 ont tendance à faire peur aux auteurs, qui se sentent menacés et dépassés. Le numérique a le don d’ubiquité : il est partout et ailleurs, il n’a ni temps, ni lieu lui étant propre. Le lecteur devient alors tout puissant et c’est à lui, en acquérant un contenu, de le réintroduire dans le temps et l’espace, par sa lecture : ce qui participe à la peur des auteurs. Avec l’anecdote LendInk, on peut même former l’hypothèse d’une guerre culturelle au sujet du livre sur la question des droits, de la propriété, de la qualité, de l’économie, et d’autres encore.

Cela dit, il faut tout de même se rappeler que d’autres acteurs du livre, parfaitement conscient de l’avenir du numérique, agissent en connaissance de cause : on ne citera plus François Bon, un des précurseurs de l’édition numérique ; mais on connait moins l’attitude de J.K Rowling (auteur de la saga à succès Harry Potter), qui avec une très grande prévoyance, a tenu à garder la main sur ses droit numériques, à une époque où il n’en était pas encore tout à fait question. Elle s’en sert aujourd’hui comme outil de promotion pour toucher de nouveaux lecteurs, avec sa plateforme PotterMore. On peut se demander si le numérique pourrait aller vers un dépassement de la gratuité, grâce à sa multi-fonctionnalité.

WEBOGRAPHIE