Présentation

   Dans L’Argent et les Mots, publié par les éditions La Fabrique, André Schiffrin analyse la crise du monde de la culture en proie à la révolution de l’internet et à la politique de la rentabilité et du profit. Au travers de ce prisme, il s’intéresse aux secteurs de l’édition, de la presse, du cinéma ou encore de la librairie. En outre, il consacre tout un chapitre à la Norvège, qui est selon lui, l’exemple réussit d’une politique d’indépendance culturelle à notre époque.

En dressant l’état des lieux du monde de la culture et en proposant des solutions alternatives, cet essai pose ainsi la question : l’argent l’emporte-t-il sur les mots ?

Sur l’édition

   Dans la partie qu’il consacre au domaine de l’édition, André Schiffrin démontre les effets et les conséquences d’une société capitaliste. En effet, les éditeurs sont désormais devenus des investisseurs et l’édition un business à part entière. Sa vision internationale du problème tient aussi à montrer que cette crise ne s’étend pas seulement à la France, mais aussi à l’Amérique ou à la Chine.

  Le principal problème repose sur l’exigence de rentabilité qui est de l’ordre de 20%, ce qui est irréaliste dans le secteur de la culture et plus particulièrement celui du livre. Ce changement implique des bouleversements dans la nature des publications, c’est-à-dire que seuls les titres les plus rentables sont publiés, ce qui supprime toute diversité littéraire. De plus, bon nombre de maisons d’éditions plus petites sont avalées par des conglomérats. Le profit prend ainsi le pas sur tout, notamment sur le contenu. Pour lutter contre ce fléau, André Schiffrin considère que la solution se trouve dans l’édition indépendante. C’est pourquoi, il souligne l’importance des aides régionales et celles délivrées par le Centre National du Livre, bien que ces dernières devraient être rééquilibrées pour que tous puissent en bénéficier. Il s’appuie aussi sur des exemples concrets, comme celui de la commune de Chambon-sur-Lignon qui a apporté son soutien aux éditions Cheyne. Il ajoute aussi que les presses universitaires pourraient fournir des locaux pour contribuer à cela. Enfin, sa mesure phare, concerne la nationalisation de Google étant donné son emprise sur l’ensemble du livre dans le monde.

« J’ai dit un jour en plaisantant que l’on était passé de l’infanticide, en laissant tomber les nouveaux titres sans grands espoirs de ventes, à l’avortement, en dénonçant les contrats de livres existants qui n’étaient plus considérés comme financièrement valables. Aujourd’hui, on en est à la contraception : on fait en sorte que de tels titres n’entrent plus du tout dans le processus de production. »

Sur le cinéma

   Le secteur du cinéma souffre aussi de cette politique capitaliste. En effet, les salles de cinéma indépendantes et celles qualifiées « d’art et d’essai », sont en concurrence avec les multiplexes du type CGR ou Gaumont, qui sont sous le contrôle de grandes sociétés d’exploitation. Il y a aussi l’internet qui offre l’accès, illégalement ou non, aux téléchargements et aux visionnages en ligne. On peut aussi citer le câble et les DVD. C’est donc la diversité cinématographique qui est menacée. Il ne manque pas non plus de s’attarder sur « l’exception culturelle française », c’est-à-dire l’aide importante accordée aux financements du cinéma français qui devrait être aussi appliquée à l’édition et à la presse.

« Au total, le système français de protection et de subvention, aussi bien pour la production de films que pour les salles indépendantes, va devenir encore plus vital. En dépit de ses défauts et de ses compromis, il a permis la survie d’un système relativement diversifié, grâce auquel les spectateurs français continuent à jouir d’un plus large choix que ceux des pays anglo-saxons. »

Sur la presse

   Le plus long chapitre de l’ouvrage est consacré à l’état actuel de la presse écrite. Cette dernière doit faire face au développement de la gratuité et du numérique. De surcroît, André Schiffrin parle aussi de la responsabilité des journaux eux-mêmes. En effet, ils n’ont pas vu venir la crise économique qui se profilait depuis longtemps et ils se sont lancés dans des politiques désastreuses d’acquisition comme le New York Times ou Le Monde. Par ailleurs, c’est le contenu lui-même de la presse écrite qui peut être incriminé. Les sujets abordés par exemple, ne tiennent pas compte des préoccupations des jeunes et des minorités. Aussi, la réduction des dépenses oblige les journaux à sacrifier les journalistes sur le terrain.
Pour André Schiffrin, ce n’est pas tant la presse papier, c’est-à-dire le support, qu’il faut sauver mais son rôle. C’est pourquoi, afin de maintenir cela, il propose plusieurs solutions : transformer les journaux en institutions a but non-lucratif et qui seraient financées par des fondations, taxer les publicités sur internet, verser des nouvelles aides publiques qui serviraient à l’amélioration des contenus et à la transition numérique.

« Ce qui importe, c’est de s’assurer que les journaux sur papier maintiendront leur rôle traditionnel, celui de collecter l’information, de la filtrer, de l’analyser – et qu’ils le feront mieux que dans les années passées. »

Sur la librairie

   Le secteur de la librairie est lui aussi confronté à la dictature du profit. Désormais, les grandes surfaces spécialisées représentent une concurrence plus que déloyale pour les librairies indépendantes qui ont du mal à survivre. Les géants comme Amazon vendent des livres par milliers tandis qu’un petit libraire de centre-ville ne fait pas de chiffre. Pour pallier à cela, l’auteur propose là encore quelques ébauches de solution, comme l’encadrement des loyers qui permettraient aux structures de se maintenir à flot, l’achat par l’Etat de livres qui iront aux bibliothèques, l’aide à la construction de sites internet comme le fait déjà l’association Adelc et qui permet à des librairies de se faire une place sur la toile.

« La France a déjà fait un grand chemin dans l’aide à la librairie, mais ce chaînon crucial dans la filière du livre mérite encore des efforts. […] En matière de culture, les décisions ne sont pas économiques mais avant tout politiques, ce qui peut ouvrir la voie à de redoutables alternatives. »

L’exemple norvégien

   Pour illustrer ses propos et les diverses solutions qu’il propose, André Schiffrin prend l’exemple de la Norvège. Cette-dernière a su utiliser l’argent de son pétrole pour appliquer une politique culturelle positive. En effet, en ce qui concerne le cinéma, les salles sont de propriété publique. Il existe aussi un Art Council, crée dès 1965, qui aident toutes formes d’art et de littérature. Les auteurs sont eux aussi favorisés avec des droits sur les livres achetés à hauteur de 20 à 22 %. Ils assurent aussi aux éditeurs un minimum de ventes sur certains titres. Quant à la presse, elle se vend toujours très bien. On peut alors parler d’un authentique service public de l’information et de la culture, qui reste indépendant des pouvoirs politiques et qui parvient à se soustraire à la logique de la rentabilité.

« Ainsi, sans se gargariser d’une quelque conque « exception norvégienne », ce pays a créé un système exceptionnel. A la différence de la France, il n’a pas vendu au secteur financier international les institutions clefs qui garantissent l’indépendance culturelle. Certes, les coffres de l’Etat sont pleins, ce qui aide à faire fonctionner les programmes tels que l’achat de livres par les bibliothèques, mais le contrôle local des salles de cinéma a été une décision politique bien antérieure à l’argent du pétrole. Le plus impressionnant, c’est que tous ces programmes forment un tout cohérent, soigneusement pensé au fil des ans. »

Conclusion

  En somme, pour André Schiffrin « le monde des mots est aujourd’hui en pleine mutation ». La culture, tous domaines confondus (tels que l’édition, la librairie, la presse ou le cinéma), est désormais entre les mains de conglomérats et se doit d’être rentable. Cette nécessité du profit, le développement de la gratuité, la numérisation, l’impact d’internet, sont autant de phénomènes responsables de la crise de la culture. Le capitalisme est partout et bien souvent, au détriment du contenu. L’auteur emploie l’exemple norvégien pour démontrer qu’un système de subventions publiques, garantie par des institutions indépendantes, assurait le double défi de l’égalité d’accès et de diversité. André Schiffrin ne se contente pas de dresser un sombre état des lieux, il met aussi en lumière plusieurs solutions possibles pour pallier à ces différents problèmes. Celles-ci reposent sur des expériences concrètes et des initiatives aussi bien privées que publiques. Ainsi, pour les livres par exemple, la solution serait l’édition indépendante.